La distribution des produits d’assurance repose historiquement sur une mosaïque de canaux : réseaux salariés des assureurs, courtiers indépendants, agents généraux, comparateurs en ligne… Chacun a su trouver sa place, avec ses forces propres : proximité relationnelle, puissance de frappe commerciale, spécialisation technique ou excellence digitale.
Mais l’arrivée des agents IA – ces intelligences artificielles capables de comprendre, dialoguer, rechercher, comparer et agir – bouleverse les règles du jeu. Pour la première fois, un nouvel acteur technologique peut potentiellement agréger plusieurs fonctions jusqu’ici réparties entre des canaux spécialisés : conseil, comparaison, personnalisation, souscription.
Et si demain, l’intermédiaire le plus efficace n’était ni un humain ni un site web, mais un agent conversationnel intégré dans une application, une super-app ou un moteur de recherche ?
Dans ce contexte de recomposition potentielle du marché, cet article propose d’étudier deux formes de distribution particulièrement concernées : les comparateurs en ligne et le courtage, deux modèles qui pourraient voir leur valeur captée par l’intelligence artificielle.
Agents IA : la nouvelle frontière de l’intelligence artificielle en assurance
Depuis qu’elle existe, l’assurance est un secteur de données et d’algorithmes : l’actuariat en est la preuve. La vraie nouveauté, aujourd’hui, tient dans la vitesse, la puissance de calcul et l’interaction offertes par l’IA moderne, portée par le cloud, les données massives et les modèles génératifs.
Depuis l’invention de l’intelligence artificielle faisant suite aux premiers modèles statistiques, trois grandes étapes de maturité de cette dernière se dessinent et les impacts associés sur les métiers évoluent :
IA détective : analyse des données, détection d’anomalies, modélisation prédictive (fraude, risque santé, sinistres).
IA générative : production de contenus, dialogue naturel avec les clients, simulation de scénarios complexes.
IA agentique ou agent IA : agents autonomes capables de planifier, d’exécuter et d’optimiser des tâches, en interagissant avec d’autres systèmes et bases de données.
Des impacts exponentiels sur la chaine de valeur assurantielle
Longtemps cantonnée aux fonctions support (RH, finance, conformité…), l’IA s’invite désormais au cœur du métier assurantiel. De la conception des produits à leur distribution, de la relation client à la gestion des sinistres, c’est l’ensemble de la chaîne de valeur qui est en train de se transformer.
L’irruption des agents IA dans la distribution : un nouveau tournant.
Ces intelligences artificielles ne se contentent plus d’analyser des données ou de générer des contenus. Elles agissent. Elles planifient, exécutent, comparent, personnalisent. En clair : elles distribuent.
Les exemples foisonnent dans d’autres secteurs :
Dans le voyage, des plateformes comme Mindtrip organisent des séjours complets (vols, hébergements, activités) en quelques secondes grâce à des agents intelligents.
Dans l’e-commerce, des assistants personnels guident les clients de la sélection du produit jusqu’à la logistique.
Dans les RH, certains outils pilotent déjà le tri des candidatures et la planification des entretiens.
L’assurance n’échappera pas à cette vague. La distribution, qu’elle soit directe ou intermédiée, sera sans doute le premier domino à tomber sous l’effet de ces nouveaux intermédiaires digitaux.
Et si toutes les formes de distribution sont concernées, deux modèles semblent particulièrement exposés : le courtage, pilier historique du lien client, et les comparateurs en ligne, fers de lance de la digitalisation du secteur.
Réinventer le marché du courtage à l’aune des agents IA
Un secteur fragmenté
En France, le courtage représente environ 26 % du marché de l’assurance santé individuelle et plus de 50 % en assurance IARD entreprises ( France Assureurs, Rapport 2023 sur la distribution en assurance santé et IARD.). Ce secteur est articulé autour de quatre grandes familles d’acteurs.
Les courtiers de proximité – plus de 18 000 en France (ORIAS 2023 – Registre unique des intermédiaires) – constituent le socle historique du courtage. Leur valeur ajoutée repose sur la relation humaine, la proximité et l’accompagnement personnalisé des assurés, qu’il s’agisse d’individus ou de petites entreprises.
Les courtiers grossistes occupent une position intermédiaire entre assureurs et courtiers locaux. Ils conçoivent et distribuent des produits, souvent innovants, qu’ils mettent à disposition d’un réseau de proximité, tout en fournissant des services (plateformes digitales, outils de gestion, formation).
Les grands courtiers internationaux se distinguent par leur expertise sectorielle et leur capacité à gérer des risques complexes, notamment pour les grandes entreprises et les marchés internationaux. Leur valeur ajoutée dépasse la simple distribution : ils offrent conseil en gestion des risques, accès à la réassurance et services sur mesure.
Enfin, les comparateurs en ligne ont déjà capté une part croissante du marché grâce à la rapidité et à la transparence de leurs services. Ils concentrent à eux seuls près de 42 % des assurtechs françaises (Propulse by Crédit Agricole, Étude sur les courtiers et agents d’assurance en France, 2023), preuve de la vitalité de ce segment.
Face à cela, l’agent IA agit comme un intermédiaire universel. Il combine personnalisation extrême, rapidité de traitement et vision transversale du marché. Il est donc susceptible de rebattre les cartes
Des conséquences réelles pour les courtiers, variables selon la nature de leur activité :
ACTEUR
FORCES
FAIBLESSES
RISQUES
Grands courtiers
Capacité d’investissement
Services à valeur ajoutée pour leurs clients (gestion multirisques, international…)
Force de négociation
Plus faible proximité client
Émergence d’agents IA avec une vision internationale des risques et des marchés
Courtiers grossistes
Force de négociation
Taille critique pour disposer de services complémentaires (aux clients / aux courtiers de proximité)
Modèle exposé à la santé des courtiers de proximité
Nécessité d’intégrer rapidement l’interfaçage avec les agents IA
Pression sur les marges si forte émergence d’intermédiaires (agents IA) nouveaux
Courtiers de proximité
Proximité historique avec les clients
Fort ancrage territorial et connaissance du tissu local
Plus faible capacité d’innovation : volume financier, taille insuffisante…
Faible digitalisation
Dépendance aux courtiers grossistes
Absorption de leur rôle par des agents IA (« hyper proximité digitale »
Accélération de la concentration du marché
Comparateurs en ligne
Transparence et simplicité
Positionnement actuel comme intermédiaire digital
Valeur ajoutée parfois limitée à la comparaison
Dépendance au référencement web
Peu de différenciation entre acteurs du marché
Risque de marginalisation si les clients passent par des agents IA
Obligation de se transformer en plateforme d’agents IA
Dans ce paysage, les agents IA risquent d’accélérer la concentration du marché et d’imposer une redéfinition profonde du rôle de chaque acteur.
Ces évolutions laissent ainsi peu de place à l’attentisme. Pour rester dans la course, les assureurs comme les intermédiaires doivent agir dès maintenant.
Agir maintenant : les leviers clés pour les assureurs et courtiers
Un secteur fragmenté
Les transformations à venir ne laissent pas de temps mort : les acteurs doivent préparer dès maintenant leurs systèmes et leurs modèles. Plusieurs leviers clés peuvent être activés pour amorcer cette transformation.
Structurer les données. Cette étape consiste à fiabiliser les bases clients, les offres et services. Sans données claires, pas de distribution efficace par un agent IA et pas d’interaction fluide avec les agents des clients.
Moderniser les systèmes d’information. Le cloud, les API et l’architecture modulaire (biques spécialisées) ne sont plus des choix stratégiques, mais le socle de la durabilité économique assurant une capacité de distribution nouvelle
Identifier les zones de ROI et tester à petite échelle. Il s’agit de cibler les processus de distribution (prospection, souscription, orientation…) à plus fort impact business avant de lancer des POC, afin d’éviter la dispersion des moyens.
Définir un modèle opérationnel fondé sur l’IA. L’IA ne modifie pas seulement la technologie, elle impose une transformation organisationnelle incluant :
La réinvention des processus (distribution, gestion, relation client).
L’évolution des métiers (supervision d’agents, pilotage de la donnée).
La gouvernance (conformité à l’AI Act, supervision humaine).
À titre d’illustration, aux États-Unis, les offres d’emploi dans l’assurance mentionnant une compétence IA ont progressé de +16,15 % entre 2023 et 2024 (Artificial Intelligence Index Report 2025, Standford University), preuve que le mouvement est déjà enclenché.
Trois actions pour enclencher cette dynamique
Le défi technique comme technologique est immense, mais la transformation ne doit pas être pensée comme un big bang. Les réussites viendront d’une approche progressive en alliant stratégie, technologie et gestion du changement. Trois actions, qui ne doivent pas être appréhendées de façon séquentielle au risque de bloquer toute initiative, apparaissent déterminantes :
Déployer les agents IA : il s’agira d’évaluer la chaîne de valeur, d’identifier les cas d’usage concrets, de prioriser ceux à plus fort ROI (distribution, souscription, gestion) et expérimenter puis passer à l’échelle les projets identifiés
Structurer un socle technologique solide. Cette étape consiste à aligner l’architecture de données et les systèmes d’information avec les standards du marché (cloud, API, micro-services), tout en intégrant les contraintes réglementaires et sécuritaires propres à l’assurance.
Accompagner les équipes. Il faut enfin définir une gouvernance claire, former aux nouveaux métiers (superviseurs d’agents IA, data stewardship, pilotage de la valeur), et favoriser l’appropriation progressive par les collaborateurs et les réseaux de distribution.
l’IA n’est pas (seulement) une affaire de technologie, mais une affaire de stratégie et de transformation. Ce que l’on joue ici dépasse la simple automatisation : il s’agit de la place que chaque acteur souhaite occuper demain.
Conclusion
L’assurance a toujours été un secteur de données et de modèles statistiques. L’IA ne représente pas une rupture totale, mais une accélération décisive. Après l’IA détective et générative, l’agent IA ouvre une nouvelle ère : celle d’un intermédiaire digital universel, capable de redéfinir la distribution assurantielle et de bousculer fortement le marché du courtage.
A l’instar de la transformation numérique des années 2010, les acteurs qui anticiperont, testeront, moderniseront et accompagneront auront un coup d’avance. Les autres verront leur rôle s’effacer au profit d’intermédiaires digitaux capables de personnalisation extrême et d’interaction en temps réel.
L’agent IA ne signe pas la fin du courtage. Ce n’est pas non plus l’effacement des comparateurs. Mais c’est le début d’une recomposition stratégique dans laquelle les acteurs qui sauront se transformer – techniquement, commercialement, humainement – tireront leur épingle du jeu.
À l’inverse, ceux qui resteront figés sur des modèles historiques pourraient voir leur valeur captée, leur rôle marginalisé, et leur proximité concurrencée par une hyper-distribution automatisée.
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